Le récent emballement médiatique occasionné dans le sillage des propos du président français Emmanuel Macron, interpellé dans les rues de Montréal le 7 juin dernier par un activiste de la diaspora togolaise, en marge du sommet du G7, sur la crise qui sévit au Togo fournit une leçon de choses sur l’état de délabrement du débat public dans le pays. Instrumentalisation partisane, déformation et trituration du sens, hyperbolisation de phrases voire lecture sélective du propos. Et le diagnostic n’est pas exhaustif.
Les interprétations de part et d’autre du spectre politique togolais ont nimbé le propos du président français d’un voile d’inintelligibilité, alors même que l’intervention fut brève (trois minutes d’échanges) et les incises assez précises. Il faut néanmoins observer que le président français entretient sur la question togolaise un flou artistique qui a quelque peu brouillé les feux de signalisation ouvrant sur le sens unique de son tour de pensée. Ainsi, au quartier général de la coalition des quatorze (C14) on a cru y entrapercevoir un feu vert en faveur de l’alternance au Togo, alors qu’à Lomé II on s’est plutôt focalisé sur le feu rouge fixé en ce qui concerne la violation de la souveraineté du pays. Pour excaver la substance du propos macronien sur la crise togolaise des nappes discursives sous lesquels les différents partis politiques togolais tentent de l’engoncer, il faudrait commencer par la passer au crible des deux feux croisés, prendre véritablement Emmanuel Macron aux mots et sur les faits.
Prendre macron aux mots
Commençons par une analyse du matériau (c’est-à-dire de l’interview filmée avec un smartphone) et une exploration du contexte de l’énonciation. À toutes fins utiles, il faut rappeler qu’il existe différents registres d’intervention en politique. Une déclaration n’est pas une réaction subito presto à une interpellation, qui, elle-même n’est pas une polémique. Si la première est réfléchie et préparée, la seconde est souvent improvisée, alors que la dernière a une visée purement formelle ou esthétique. À cet égard, les ambivalences apparentes dans l’interprétation des réponses d’Emmanuel Macron ne sont que les reflets de la mauvaise foi des médiateurs ou des conditions circonstancielles de la prise de parole. Pour ce qui concerne le contexte, observons qu’il est difficile de formuler une pensée informée quand on est pris à partie par un inconnu, alors qu’on déambule tranquillement sous un soleil printanier dans le centre de Montréal. Malgré ces conditions inoptimales, le discours est resté fidèle à une certaine « cohérence » revendiquée par le président français. Cela étant dit, on peut souligner l’incroyable connaissance intime du dossier togolais dont a fait preuve Emmanuel Macron qui n’a pas bafouillé ni bégayé, face aux saillies de son interlocuteur.
Afin d’éviter tout biais analytique, il ne faut donc pas prendre cette intervention pour ce qu’elle n’est pas et se garder de surinterpréter une prise de parole non intentionnelle, totalement improvisée et arrachée à brûle-pourpoint. Par exemple, ne pas confondre cette dernière réaction avec les positions fermes formulées en novembre 2017 à Abidjan, dans une interview accordée à France24. Par ailleurs, le discours politique vise trois finalités génériques que sont l’information, la polémique ou la prescription. Dans la réponse à l’apostrophe de Montréal, il y avait plus d’éléments discursifs de commentaire d’une position déjà exprimée in extenso que de nouveaux éléments prescriptifs devant bouleverser radicalement la donne au Togo. De façon intrinsèque, la prose macronienne affleure dans un marais d’ambigüité, au nom de son fameux principe du « en même temps ».
Pris aux mots, Emmanuel Macron diffuse l’impression d’un jeune étudiant indécis, très fort en thèse et en antithèse, mais qui ne tranche que rarement (synthèse) ou débouche parfois sur de la foutaise. Par rationalisation a postériori, il y avait entre son interview d’Abidjan et sa réaction à Montréal un rapport de symétrie relative dans un discours qui souffle le chaud et le froid. Alternativement, de quoi réjouir Kodjindji et de quoi rassurer Lomé Il. Pour ressaisir la teneur de cette parole dérobée et l’associer à un système de référence qui lorgne entre ruptures et continuité, il faut déconstruire le commentaire lui-même après avoir fait de même avec les commentaires du commentaire qui l’obstruent. Depuis une décennie, la politique étrangère de la France en Afrique, puisque c’est de cela qu’il s’agit, est tenaillée entre deux dilemmes insolubles, d’une part une tradition paternaliste interventionniste, et d’autre part, un devoir de non-ingérence qui reste à inventer.
Prendre macron sur les faits
Le discours de Macron sur la crise togolaise suit imperturbablement depuis novembre 2017 deux lignes de force: (1) la non-ingérence directe et (2) le leading from behind (diriger par l’arrière). La non-ingérence directe, qui n’est pas réductible à un devoir d’indifférence, a été théorisée à Ouagadougou en novembre 2017 à travers la formule : « il n’y a plus de politique africaine de la France ». Cette post-Françafrique repose sur l’idée-force d’une rupture avec effet immédiat du paternalisme postcolonial (les fameuses « erreurs du passé ») et d’un retrait volontaire français des crises africaines au profit de solutions africaines plus volontaristes. À l’épreuve du réel, cette nouvelle « méthode » est mise en pratique pour la première fois dans la résolution de la crise togolaise. Tiendra-t-elle ses lignes de crête et ses promesses ? Trop tôt pour y répondre.
Sans se laisser abuser par des promesses de ruptures répétées et jamais concrétisées, la fin proclamée de l’ingérence directe ne mettra pas un terme à une politique d’influence plus ou moins masquée de la France sur le continent. C’est à cela que répond le leading from behind, substitut et complément de l’ingérence directe, consistant à sous-traiter la crise togolaise à la Cédéao et à l’UA : solutions africaines aux crises africaines ! Seulement en apparences. Si le choix d’une médiation ghanéenne peut donner l’impression d’une rupture, elle n’en reste pas moins encadrée par la Guinée et la Côte d’ivoire, deux pays à même de faire suivre à la résolution de la crise des directives compatibles avec la vision élyséenne. À propos de solutions compatibles orchestrables par Paris, le point fixe dans le discours macronien qui n’a pas fluctué depuis novembre dernier est : une « limitation du nombre mandats dans le temps » devant déboucher sur une élection inclusive et transparente comme moyen privilégié de sortie de crise au Togo.
Dans la perspective d’une « alternance ou d’une confirmation démocratique », une élection inclusive n’excluant pas a priori Faure Gnassingbé, dont la transparence ne doit souffrir aucune contestation est l’option choisie par l’Élysée. Cette position réitérée par le président français à Montréal ne l’autorise donc pas à exaucer le vœu de ceux qui voudraient qu’il passe outre les initiatives sous-régionales pour « dégager » Faure Gnassingbé. Au contraire, la France agissant de « façon cohérente » entend respecter et faire la souveraineté du Togo comme l’a martelé le président français. Autant de positions qui ne vont pas dans le sens souhaité par les partisans d’une alternance à très court terme.
Au surplus, l’insensibilité de Macron face aux suppliques de l’activiste togolais dénote d’une définition particulière du peuple. Quand le « militant de l’opposition » lui oppose l’argument d’autorité de la « volonté du peuple togolais », Emmanuel Macron lui a rétorqué non sans aplomb : « vous n’êtes pas la voix de tous les Togolais ». Cela en dit long sur l’état d’esprit du président français. En des termes moins diplomatiques, c’est une invitation à éviter d’inverser le numérateur (la rue) et le dénominateur (le peuple) dans la fraction politique. La partie n’étant pas extensible au Tout, la fraction ne dominant pas la totalité. Une conception philosophique du peuple qui n’est pas loin de la formule « la démocratie, ce n’est pas la rue » proférée à une journaliste de CNN à l’ONU par Emmanuel Macron en septembre 2017.
De plus, nous vivons un temps d’impuissance des puissants, l’Occident (les Etats-Unis au premier chef) commence par réaliser les coûts politique, économique et stratégique exorbitants de son interventionnisme frénétique, et surtout que le canon n’est pas la panacée face aux défis du monde. Depuis l’avènement d’Emmanuel Macron, la politique étrangère française est en train d’opérer une remise à niveau de ses priorités. Une vision géoéconomique, visant à sécuriser des partenariats stratégiques avec des pays-clés, a pris le pas sur le droit de l’hommisme abstrait des années Hollande et le paternalisme de ses prédécesseurs. La France macronienne assume une défense pragmatique des intérêts français (économiques, sécuritaires, etc.) par la promotion d’un pacte de sécurité global au nom d’une doctrine de projection de forces à l’extérieure pour y contenir les menaces. Cela se traduit par l’exportation de matériels militaires vers des régimes peu recommandables (Égypte, Arabie Saoudite, Togo, etc.), la constitution d’un bloc d’alliance incluant des régimes autoritaires et une diplomatie économique plus offensive. En deux mots, avec Emmanuel Macron la géoéconomique de la croissance prime sur la géopolitique des valeurs universalistes.
Alors faut-il se réjouir ou pleurer de la récente réaction d’Emmanuel Macron sur la crise togolaise, si tant est qu’on y a perçu l’équilibrisme subtil d’une position qui prône le statu quo sous couvert de rupture d’avec d’anciennes pratiques ? Dit autrement, faut-il escompter quoique ce soit de la France dans la lutte du peuple togolais ?
Radjoul MOUHAMADOU